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La marge, c'est autant un lieu d'observation, d'annotation et de commentaires qu'un endroit qui nous sépare du monde, tout en nous y incluant. Bref ma safe-place.

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Par Laurie Planes
1 sept. · 7 mn à lire
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Je viens de finir ma valise, et le summer body n’est pas dedans.

Les vacances commencent maintenant. Et à l’heure où sera publiée cette newsletter, je serai probablement à l’aéroport en train de fantasmer sur ma semaine entre copains, fagotée comme un sac mais à l’aise, à checker une énième fois dans ma tête l’intégralité de ma valise. Dont, et ça j’en suis sûre, le summer body ne fait pas partie.

L’attente, puis la consécration. Les vacances d’été sont toujours plus attendues que les autres. Peut-être le romantisme du ciel bleu, de la mer translucide, de la chaleur réconfortante, des déjeuners tardifs à l’ombre d’une pergola et des couchers de soleil hautement pigmentés ? En tant que parisienne d’adoption, je trépigne d’autant plus que la mer ne m’est plus aussi accessible qu’avant. Et en la laissant derrière moi, au même titre que mes vingts ans, j’ai abandonné toutes les injonctions qui m’ont vue grandir. Ah l’été, les maillots de bain et… ce foutu summer body. 

Honnêtement, cela fait quelques années que je ne lui accorde plus d’importance : mon départ pour la capitale a scellé ma rupture avec un certain culte du corps dans lequel j’avoue avoir largement pataugé. Originaire de l’une des villes les plus chaudes de France où la saison des plages débute facilement en avril pour s’achever fin septembre, j’ai grandi dans un océan de diktats devenus pourtant des plus naturels. Il faut dire : 6 mois en maillot de bain, c’est tout de même la moitié de l’année, et passant beaucoup de temps très peu couverts, ce qui ne semble qu’une petite semaine à l’heure actuelle, était un vrai mode de vie. 

À cette époque, je ne me posais pas autant de questions. Mes deux parents travaillaient dans le sport et arborent, encore aujourd’hui, une silhouette que je n’aurais probablement jamais. Quant à moi, même si j’en ai pratiqué pendant très longtemps, je pense n’avoir jamais eu d’aspirations esthétiques. C’est pour cette raison peut-être, que j’ai laissé les autres les avoir à ma place. Ce n’est rien d’autre qu’un poison qui envahit vos pensées. J’imagine que la « normalité » souhaiterait que le corps se sculpte au nom du maillot de bain, même si on sait tous ici que les injonctions requièrent qu’il le soit finalement à l’année. Plus découvert, plus observable, c’est pourtant durant l’été que survient l’apothéose. 

Ce refrain annuel s’offre des airs de commando où notre valeur switche peut-être de notre personnalité et de notre style, à nos seuls corps quasiment nus. Nous définissent-ils durant ces quelques semaines ou mois ? L’histoire vous dirait que oui. Car plus encore que de répondre à des normes imposées par les magazines féminins, puis les réseaux sociaux, c’est un vrai phénomène sociétal qui se joue sous nos yeux et ce n’est pas de mon invention. 

Comme il n’est pas dans mon habitude de renier sans comprendre et que la documentation nourrit mon argumentation bien plus que votre salade de concombres estivale nourrit vos fesses, je me suis penchée plus profondément sur la notion de « corps d’été » pour pouvoir la démonter aussi joyeusement qu’un sapin de Noël un 8 janvier. Ce que vous pensez « standard » n’est que la finalité de décennies d’évolutions qui ont fini de consolider un socle absolu pour ce que le summer body représente en réalité. 

Un phénomène bien ficelé depuis 1930 (et même avant)

Il est de notoriété publique que fut un temps, il était mieux vu d’arborer un teint blanc comme neige qu’un bronzage Nesquik tout tracé. Nul besoin de savoir également que pour arriver à ce résultat, toute exposition au soleil ou morceau de peau découvert étaient forcément proscrits. C’est là que ma curiosité l’a emporté sur ma flemme. Je mourrais d’envie de savoir comment on avait pu en arriver là. J’ai donc dévoré en seulement quelques jours un ouvrage nommé « La saison des apparences, naissance des corps d’été » écrit par le sociologue et historien Christophe Granger. Moitié fascinée, moitié horrifiée par ce que j’ai eu sous les yeux, j’ai remonté le temps jusqu’à l’époque où les premiers exhibitionnistes étaient qualifiés par le corps religieux de supos de Satan (j’exagère à peine). En effet, les anecdotes de villages ne tarissent pas sur la guerre qui a été faite aux premiers signes de libertés corporelles des plages. 

Pourtant, j’y ai appris que deux éléments majeurs ont contribué aux préludes de ces corps de saison. Le premier provient du secteur médical qui préconise, au début du 20ème siècle, de fuir les villes au profit des espaces naturels, tels que la campagne ou la plage, pour s’aérer les bronches et limiter la prolifération des virus exacerbés par les températures estivales. Un corps en bonne santé à ce moment là, c’est carrément un corps qui a pris du poids au retour de l’été. On note même que les calendriers scolaires sont arrangés afin que les enfants ne soient pas entassés dans des classes où ils pourraient valoriser la production de bactéries : et ainsi naquirent les vacances d’été.  Mais pour l’heure, il n’est pas encore question de maillots de bain ou de bronzage… seule la santé compte. On instaure alors une notion selon laquelle, l’été serait la saison parfaite pour se détoxifier de la pollution et de l’amas démographique des grandes villes, pour pratiquer une activité sportive ou pour profiter de la météo naturelle qui auraient de bonnes incidences sur nos organismes. 

Vint ensuite, les années 30. L’entre deux guerres et la création des congés payés en 1936 qui initient les Français à la notion de vacances, de détente et de délocalisation. L’ensemble de ces deux valeurs constituent probablement l’amorce de la notion de préparation du corps, aka le summer body (dont le nom tel que nous le connaissons n’apparaitra cependant que dans les années 60). Mais s’il y a une entité qui est venue dessiner les contours de ce qui devait se faire ou non, c’est - à mon grand désarroi - la presse de l’époque, notamment la presse féminine qui s’est officiellement positionnée en référence absolue. Le magazine « Votre beauté » s’est même permis, au cours de l’année 1933, de publier des proportions idéales estivales (rien que ça). Vous voyez, ça ne date pas d’hier. Filez moi cet article que je le brûle aussitôt. Oh je sais que vous avez envie de savoir ce qu’il dit : 

Taille : 1,68 cm / Poids : 60 kg / Hanches : 90 cm / Ceinture : 70 cm / Poitrine : 88 cm 

Et ta mère. C’est quand même fou cette histoire. Les arguments sanitaires d’antan se transforment peu à peu en attentes esthétiques des corps qui se présentent sur les plages, car ceux-ci sont faits pour être plus observés que leur version vêtue. L’évolution des moeurs qui se joue à ce moment-là ajoute un flou supplémentaire au pourquoi du comment. Si la France puritaine de l’époque y voit surtout une signe de dépravation, les classes bourgeoises et populaires s’enrôlent dans un nouveau mode de vie estival où les vacances sont synonymes de littoraux, où la chaleur et la mer exigent une tenue adéquate qui prône largement la peau au tissu et qu’il s’agirait d’arborer de la plus élégante des façons. La simple notion politique du fait que les différentes classes sociales se retrouvent invisibilisées par un « uniforme » d’été a suffit à ce que l’on cherche une hiérarchie ailleurs. Car on ne voit pas qui sont les riches et les ouvriers sur une plage. Et si les teints les plus pâles étaient, fut un temps, les plus hauts classés socialement, c’est toute une pyramide qui s’inverse durant ces années-là : la silhouette sculptée et le teint hâlé sont destinés aux Français ayant les moyens de prendre de longues vacances pour atteindre l’objectif de la saison. 

J’ai été fascinée de comprendre la construction d’un phénomène qui nous parait pourtant si implanté aujourd’hui. Le summer body s’est nourri au fil des décennies selon une règle principale : être le symbole de ce qui est beau (et bon) dans le regard commun, autrement dit plutôt celui des autres. Et c’est une pure catastrophe car il a absolument contribué à cette déformation psychologique qui consiste à donner le pouvoir de la valeur individuelle au grand public, dans un souci constant de comparaison. Certaines personnalités ont même été érigées en symboles et modèles à l’image de Brigitte Bardot, Pamela Anderson ou encore Kim Kardashian. 

Mais il y a quand même une certaine contradiction dans l’affaire : si le corps d’été est celui qui est en meilleure santé, pourquoi justifie-t-il autant d’efforts de privation et de modélisme qui font carrément mal à la tête ? Je l’assume pleinement, à mes yeux la bonne santé, qu’elle soit mentale ou physique, ne se réalise pas vraiment dans la privation. Or cette vague de recommandations de régimes ou cette mise en place d’activité sportive saisonnière ayant pour unique but d’avoir l’air bien plus extérieurement qu’intérieurement me laisse absolument dubitative. Malgré l’évolution des moeurs, je crois qu’il a malheureusement encore de beaux jours devant lui. Hier soir, en scrollant sur Instagram, je suis tombée sur le post d’un média qui relatait le résultat d’une étude américaine selon laquelle une certaine femme avait la morphologie parfaite. Et sous mes yeux, une nana incroyable à n’en pas douter, avec quelques formes qui répondent cependant à la proportion attendue pour le corps féminin : une belle poitrine, une taille plus fine que les hanches et des courbes qui font plaisir. La seule différence, c’est qu’on lui concède de ne pas avoir la chair sur les os. À vue d’oeil, elle devait faire un joli 42, qui est ceci dit, la taille moyenne de la française (et non pas le 38). Rien de nouveau sous le soleil, ce genre de post, me direz-vous. Mais c’est en lisant les commentaires que j’ai enfin souri. « Laissez-nous tranquille », « La perfection n’existe pas », « Vous avez pas bientôt fini de parler de NOS corps ? », « Quand ça commence par « selon des chercheurs » on sait déjà qu’on en a rien à foutre ». Peut-être qu’elle arrive doucement mais je crois que la révolution est en marche. 

On revient peut-être aussi un peu plus à la notion d’antan qui veut qu’on prenne soin de son corps de l’intérieur, qu’on lui donne ce dont il a besoin et qu’on l’accepte tel qu’il est puisqu’il nous supportera, au sens propre du terme, tout au long de notre vie. Mais j’ai également conscience, en zieutant dans mon entourage, qu’on est loin d’avoir affaire à la majorité et que même si les hommes ont paru exempt de injonctions pendant des années, ils sont de plus en plus pressurisés sur la question, à leur tour. J’aurais envie de dire « Cheh » puisque, rappelons-le, l’histoire du corps d’été et de son esthétique s’adressait en majorité aux « dignes mères de famille » qui se devaient de flatter l’égo de ces messieurs, par un physique impeccable, y compris en vacances, ou bien d’attirer leur attention de façon muette afin d’espérer devenir l’épouse de l’un d’entre eux. Oui, je pourrais dire « Cheh » tant le regard masculin a contribué à personnifier le summer body comme il n’aurait jamais du l’être. Foutu patriarcat. Mais je ne le ferai pas, parce qu’en tant que femme, je sais ce que cela inflige, et je ne le souhaite finalement, à personne.  

« Mon body isn’t any body »

Si j’ai décidé aujourd’hui d’aborder le thème dans La marge, ce n’est pas simplement pour vous étaler sous les yeux la déconstruction que j’ai opérée pendant plusieurs années. Je l’aborde pour témoigner que même ce qui est déconstruit et clair dans un intellect peut rester gravé dans nos réflexes primaires. 

Le mois dernier, j’ai bugué devant mon reflet dans le miroir. Juste avant d’aller à la douche, je me suis observée et franchement, j’ai pas trouvé ça ouf. Il faut dire que mon activité sportive se limite à des trajets à pied plutôt qu’en métro, et que mon alimentation est discutable, surtout depuis que je me suis découvert une passion de merde pour le sucre. J’ai pensé alors à cette semaine de vacances en maillot qui m’attendait. J’ai visualisé les corps des amies à côté de qui je vais m’étendre au bord de la piscine. Elles sont toutes incroyables (et je dis pas ça parce que ce sont mes amies). Pourtant, je sais de source sûre qu’aucune d’entre elles n’arrivera sereine en bikini. Sur ce point, nous sommes probablement toutes égales mais c’est souvent le cadre de la comparaison qui induit les pires questionnements. Et me voilà soudain en train de remanier mon alimentation, cadrage-débordement. Bon, j’en avais besoin parce que vraiment je n’ai fait aucun effort. Mais si je dois être parfaitement honnête, je sais que l’objectif de mes résolutions avait un rapport indirect avec cette semaine à moitié à poil. D’ailleurs, j’ai acheté plusieurs maillots parce que j’avais vraiment envie, pour une fois, de me sentir bien dedans, d’assumer de me trimballer du matin au soir avec simplement du petit tissu. J’ai investi dans plusieurs formes, dans plusieurs couleurs. Mais il y a une chose qui reste égale à elle-même, c’est le corps qui va se glisser dedans. Mon corps. Celui qui porte des jeans et des pull, l’hiver. Qui n’aime pas porter des robes courtes quand il fait chaud tant que ses jambes restent couleur Doliprane. Celui qui est souvent caché pour le commun des mortels mais surtout, SURTOUT, celui qui n’accompagne que moi, au quotidien. 

J’avais décidé de lui lâcher la grappe voilà quelques années déjà et pourtant, ces derniers temps, je l’ai jugé sévèrement. Et je lui demande pardon. Une rechute, une simple rechute. Ce n’est rien d’autre. Car la réalité est plus douce qu’elle n’y parait : il est en bonne santé ce corps. Il a quelques kilos en trop mais une silhouette que je ne trouve pas disgracieuse. Il a la peau claire, que je souhaite évidemment hâlée mais dont je prend soin de ne pas mettre en péril. Il fonctionne. Il marche, il court. Il s’allonge et se relève. Alors, je l’ai bichonné durant les jours précédant le départ : gommage, hydratation, nouveaux habits adaptés à lui - et non l’inverse -, alimentation légère ponctuée de quelques gourmandises de saison. C’est officiel, il est prêt à vivre sa meilleure vie durant les prochains jours. Mais surtout, il continuera à la vivre une fois à nouveau emmitouflé dans les vêtements de la prochaine saison. 

J’ai passé trois heures à faire ma valise : essayages précis, liste de tâches sur l’application « Notes » de mon téléphone, trousse de toilettes optimisée, tenues assorties. Elle est pleine, sans excès. Mais une chose est sûre, c’est qu’elle n’aurait jamais fermé cette foutue valise, si j’avais du y ajouter tous ces complexes qui ne m’appartiennent pas à l’intérieur. Et il est hors de question de payer un supplément bagages à l’aéroport pour ces conneries. Parce qu’à bien y repenser, c’est elles qui pèsent le plus lourd dans l’histoire.