Si vous pensez lire quelques lignes sur Beethoven, option astrologie, vous risquez fort bien d’être déçu.e.s. J’ai plutôt décidé de m’attaquer à l’un des principes fondamentaux de la psychologie sociale et humaine. Et oui, je crois que nous avons tous besoin de lire ces mots.
Je dois l’avouer, j’ai eu beaucoup de mal à structurer mes idées pour cette marge #20 qui s’annonce aussi introspective pour moi, que pour vous. Depuis quelques semaines, je me pose énormément de questions sur les rôles psychologiques et sociaux que nous entretenons dans nos relations aux autres. Ces automatismes banalisés par les sentiments que nous nous portons, justifiés par la danse des émotions et des points de vue. J’apprends doucement mais sûrement à faire une choses dont j’ai été incapable toute ma vie : prendre du recul. Moi je suis plutôt du genre tête dans le guidon, intensité au collier, émotions en batailles et j’ai longtemps cru que c’était le lot de toutes les personnes entières et authentiques, qui ne savent pas vraiment faire dans la demi-mesure. Mais j’avais tort. On peut être tout cela à la fois et appréhender la vie, par moments, comme un spectateur plutôt qu’en improvisant un très mauvais jeu d’acteur.
Un soir d’hiver, une amie m’a dit que j’avais « une intelligence émotionnelle supérieure à la moyenne des gens ». Depuis que j’ai retrouvé toute ma tête - et vous savez déjà comment - je ne peux qu’acquiescer son affirmation. Mais la vérité, c’est que c’est épuisant. Voir l’autre tel qu’il est, accepter ses émotions et sentiments tels qu’il les ressent par lui-même et non tels que vous aimeriez qu’il les ressente, c’est un travail de longue haleine qui muscle l’empathie, la divergence, l’acceptation. Et c’est un travail qui n’est visiblement ni du goût, ni de la capacité de tout le monde. Joyeux Hunger Games, mes chers empathes.
En ce qui me concerne, j’accepte les retombées de la Pleine Conscience comme je le peux. Ce principe, régulièrement mis en avant sur les réseaux sociaux, provient d’une notion indienne ancienne, souvent considérée dans le bouddhisme comme une étape nécessaire vers la libération ou l’éveil spirituel. Make sense, depuis que j’observe réellement ce qui se déroule en face et autour de moi, je me sens moins enchainée par les autres mais ça n’a pas toujours été le cas. Car je le sais : au fond de moi, je suis une femme ascendant Saint-Bernard.
Cette race de chien, que les nineties kids assimileront tout de suite à l’intenable Beethoven, a la réputation d’être assez intelligente pour recevoir une formation de sauveteur, d’où son utilisation ancestrale en tant que chercheur de personnes disparues et victimes d’avalanches dans les montagnes. D’ailleurs, si l’on en croit Wikipédia (ne dites surtout pas ça à vos futurs enfants), sa devise officielle serait « Noblesse, dévouement et sacrifice ». C’est donc sans surprise que la psychologie de comptoir a donné son nom à un syndrome bien connu : le syndrome du sauveur.
Il serait simple de penser que les sauveurs autour de nous sont tout bonnement des personnes au grand coeur, avec une générosité sans limite qui souhaiteraient tendre la main à qui en a besoin. C’est un beau rôle, nul doute là-dessus. C’est pourquoi il est d’ailleurs si gratifiant de l’interpréter. Mais si la vie est une pièce de théâtre, il ne s’agit pas d’un monologue. Pour être sauveur, il faut bien quelqu’un à sauver, de quelque chose ou quelqu’un, pour que le scénario tienne un minimum la route. Et c’est bien là toute la complexité des rôles que nous jouons, ou que nous pensons devoir jouer les uns envers les autres.
Moi ? Je suis une sauveuse pathologique, mais pas que. Et c’est ainsi que j’ai découvert le concept du Triangle de Karpman.
La première fois que j’ai entendu parler du Triangle de Karpman, aussi appelé Triangle Dramatique, toutes les conditions de compréhension n’étaient pas réellement alignées. Nous étions une nuit d’août 2019, j’étais à quelques grammes et j’avais rencontré par le plus grand des hasards un psychologue en boite de nuit. C’est avec une assurance évidente que j’ai commencé à lui raconter des choses qui me paraissent très floues et lointaines aujourd’hui. Pauvre de lui. Après quelques échanges au sujet de ma vie sentimentale et de ma personnalité en général, il a prononcé ces quelques mots qui paraissaient incompréhensibles de prime abord : « Tu es coincée dans le triangle de Karpman ». Outre le fait que ce n’était ni l’heure, ni le lieu, ni l’état adéquat pour avoir une discussion aussi profonde, je n’ai évidemment rien compris à ce qu’il essayait de m’expliquer. Et pour cause, il s’agit de l’un des principes les plus utiles aux relations humaines mais il nécessite une certaine clarté d’esprit et un tantinet de recul sur soi pour l’appréhender de la meilleure des manières. Comble du comble : être incapable de réaliser à quel degré nous sommes ancrés dans ce système fait partie des principaux symptômes de perpétuation de ce dernier.
Soyons clairs, je n’ai absolument pas la prétention de vous faire un cours de psychologie et je vais donc tenter de vous expliquer le Triangle de Karpman de la manière la plus simple possible. Pauvre de moi.
Ce schéma psychologique proposé par un médecin et psychiatre du nom de Stephen Karpman en 1968 met en évidence un scénario relationnel typique entre les différents rôles de Victime, Persécuteur et Sauveur. Adaptable à toutes les situations incluant une communication entre plusieurs individus (c’est à dire en quasi-permanence dans nos vies), il régit les règles de manipulation psychologique, souvent inconscientes, de nos relations.
Ce qu’il est important de préciser, c’est que lorsque l’un de ces individus rentre dans l’un de ces rôles, il contraint ses interlocuteurs à endosser l’un ou l’autre des rôles restants. Ainsi, de la façon la plus évidente : la Victime est une victime car elle est la proie d’un Persécuteur avéré (qui peut également être un élément tiers tel qu’une situation, une maladie… et pas forcément un être humain) et aura besoin d’un Sauveur pour trouver la sérénité. Mais là où cela devient très vite malsain, c’est que la Victime est le déclencheur du schéma psychologique tout entier. En effet, sans elle, le Sauveur et le Persécuteur n’ont aucune raison de faire leur apparition. Pire encore, elle mène le jeu car elle est celle des trois protagonistes qui se complait le plus dans son rôle, ne trouvant pas grand intérêt à ce que la situation évolue ou soit résolue. Facilement identifiable à ses agissements, la Victime aime attirer l’attention sur elle, estime avoir le droit de se plaindre et ne veut souvent pas reconnaître ses responsabilités. Ce qui va irrémédiablement faire entrer en scène le Sauveur qui va conforter ses dires pour justifier sa propre légitimité. Le profil type, vous le connaissez probablement : le Sauveur est celui qui va faire passer les besoins des autres avant les siens, pour oublier son insatisfaction personnelle. Enfin, le Persécuteur. Le rôle qui semble le moins glamour à jouer à qui l’on prête la vilaine manie de ne penser qu’à ses propres besoins, à l’inverse du Sauveur. À l’intérieur du Triangle, c’est lui qui établit les règles, dirige, et ne pardonne aucun écart.
Là où tout cela devient très intéressant, c’est que lorsqu’on s’approche de plus près, on peut constater que ces trois positions, bien que très différentes, sont souvent interchangeables et liées les unes aux autres. Par exemple, il est admis que le Sauveur a endossé ce rôle en particulier car il a probablement été Victime par le passé dans un autre jeu psychologique. Il souffre en constatant une situation se reproduire chez quelqu’un d’autre, le poussant à agir même quand on ne lui a rien demandé. Enfin, il peut également devenir le Persécuteur malgré lui à cause d’une déception trop grande d’avoir failli dans sa mission.
In fine vous l’aurez compris : aucun de ces trois rôles interchangeables, parfois même à l’intérieur d’une seule et même conversation, n’est bon à jouer car ils manquent de nuance et tout simplement de bon sens. Chacun recherche à prouver sa légitimité d’exister sur la base de la légitimité de l’autre, qui reste pourtant difficile à prouver. Rah le sac de noeuds.
Après avoir découvert le Triangle de Karpman, j’ai réalisé un auto-bilan de la comédie qu’avait pu être ma vie jusqu’à présent. Et j’ai laborieusement admis que j’avais endossé chacun de ses rôles par phases. Avant mes 20 ans, j’étais une victime perpétuelle. Rien n’était jamais de ma faute, c’était toujours celles des autres. Ils étaient trop durs, ils ne comprenaient pas mes sentiments, ils me blâmaient de certains actes qui, selon moi, étaient dus à mon mal-être profond contre lequel je ne faisais pourtant rien. Une bonne tête à claques en somme. Dites-vous bien qu’à partir du moment où quelqu’un à quelque chose à vous reprocher, c’est que d’une certaine manière, la chose est fondée à minima à travers le prisme de SES émotions. Ce que vous envoyez à votre façon, est réceptionné à la façon de votre destinataire. Et vous ne pourrez jamais changer ça.
Depuis, j’alterne régulièrement entre les rôles de Sauveur et de Persécuteur. Je le sais car ce qui m’anime au fond de moi, c’est le souvenir incessant de la sensation d’être abandonnée que j’avais pu ressentir auparavant. N’étant pas agréable, je ne souhaite à personne de la vivre et ce, même si tout le scénario se passait dans ma tête, car je vous le donne en mille : je n’ai jamais été abandonnée. Je refusais simplement de voir le soutien que l’on voulait m’apporter, ou que je pouvais m’apporter moi-même. Mais comme je ne suis pas patiente, il arrive aussi que je devienne la méchante de l’histoire, aka le Persécuteur. S’épuiser dans le vide, passées les heures de glorification d’être la main tendue, a tendance à me poncer fortement et ayant été gentiment dotée d’un fort tempérament par l’expérience et par l’univers, la rétorque est rarement douce.
Le problème avec tout ça, c’est que bien que ça paraisse anodin pour celleux qui ne veulent pas voir plus loin que le bout de leur nez, chacun de ces rôles est parfaitement destructeur, bien que naturellement humain. Il est donc très difficile de sortir de son « Ego » (au sens philosophique du terme) pour tenter de changer la donne.
J’aime beaucoup l’image du Saint-Bernard car elle est pour moi assez risible. Un énorme chien pataud qui ne vit que pour sauver les gens puisque c’est la seule chose qu’on lui a appris, en adéquation avec son intelligence cérébrale et émotionnelle, comme un automatisme qui justifie son quotidien. Sauf que la vraie vie, ce n’est ni la montagne, ni les avalanches. Dans la vraie vie, vous pouvez décider qu’il n’y a personne à sauver. Vous pouvez décider que s’il n’y a pas de Sauveur, il n’y aura plus de Victime qui n’ira peut-être pas jusqu’à se mettre en danger, sachant que personne ne va accourir. Et s’il n’y a plus de Victime, le Persécuteur perd sa raison d’être. Au milieu de tout ce désordre, simplement des êtres humains, dans leur version la plus évoluée qui devront simplement accepter la responsabilité de leurs actes.
J’ai décidé d’aborder ce sujet aujourd’hui car j’affronte ma propre pathologie au quotidien. Je pourrais vous dire que j’ai le besoin incessant de sauver les gens que j’aime parce que je les aime, parce que je ne désire pour eux que le meilleur et parce que je ne souhaite à personne d’être laissé pour compte. Mais le recul m’oblige à admettre qu’il n’y a pas de beau rôle, car je sais désormais que cette part de moi cherche incessamment à répondre à des désirs et besoins psychologiques qui font partie de mon inconscient.
J’avais envie d’écrire sur ça, car je sais que quelque part, nous avons tous besoin de mettre le doigt sur les cicatrices douloureuses que nous préférons ignorer et qui conditionnent nos comportements. Nous sommes tous touchés par ces jeux psychologiques dès lors que nous avons des interactions humaines. Personne n’est épargné et c’est un fait avéré, ne vous en sentez pas exempts. L’intensité varie bien entendu en fonction des situations mais je crois qu’il est important de faire face à ce qui nous construit, ce qui nous motive et les conséquences qu’entrainent nos actes afin de rompre les schémas.
Pour en sortir, il faut accepter de ne plus jouer aucun des rôles, cesser la quête perpétuelle de justification, affronter ce qui fait peur et admettre qu’il n’est nulle question de raison ou de tort. À l’origine de ces jeux sociaux, il y a toujours des émotions, des sentiments et des croyances limitantes que nous refusons d’affronter.
Et si, à ce stade de la lecture, vous vous demandez d’où vient notre tendance à entrer instinctivement dans cette pièce de théâtre à trois rôles constants, sachez que cela fait partie de notre nature humaine non-évoluée. Livrée à la naissance, notre énergie dramatique ponctue notre quotidien de ses vagues dynamiques. Nous pouvons choisir de l’utiliser à bon ou mauvais escient. Ainsi, la version évoluée de vous même, qui admet contenir en elle un Sauveur, un Persécuteur et une Victime internes pourra transformer les automatismes néfastes tels que l’auto-sabotage, l’auto-apitoiement ou l’auto-sacrificielle en auto-détermination, auto-affection, et auto-acceptation. Ça parait tout de suite plus smooth pour votre moral au quotidien, non ? Ce n’est pas tous les jours faciles, mais je peux vous confirmer que votre santé mentale ne pourra que mieux s’en porter.
Car il est là, le vrai message de cette newsletter : acceptez de ne plus jouer aucun rôle pour assurer votre protection. Déconstruisez le fait que cela fait de vous une personne égoïste ou isolée : vous pouvez aider les autres s’ils l’acceptent sans prétendre les sauver malgré eux, vous pouvez vous sentir démuni.e sans pour autant subir votre propre vie en donnant le pouvoir aux autres de vous sortir de là, et vous pouvez transformer la colère et la violence en détermination pour évoluer perpétuellement dans votre propre vie. Finis les Sauveurs, les Persécuteurs et les Victimes.
La pièce de théâtre ne pourra pas avoir lieu si vous décidez de ne pas monter sur scène. Lisez un bouquin au soleil ou binge-watchez un truc un peu con sur Netflix à la place, vous verrez, ça vous fera des vacances.