Conversation intime avec la peur.

Récit du tête à tête le plus sulfureux de ma fin d’année, le genre de rencontre inévitable qu’on ne peut trouver sur une application.

la marge.
4 min ⋅ 01/01/2024

On ne s’est pas croisées souvent, elle et moi, durant ces (presque) 32 années. Uniquement de façon furtive, à quelques reprises. J’ai du apercevoir sa silhouette pour la première fois, le jour où j’ai pédalé sans les petites roues de mon vélo, ou lors de mon unique chute, signant l’une des rares cicatrices présentes sur ma peau aujourd’hui encore. Elle était floue, et lointaine. Et il m’était impossible d’en dissocier les traits. Elle m’a frôlée un peu plus en grandissant, dans des attractions un peu trop violentes pour mon thorax. Toujours en coup de vent. Elle a commencé à m’accompagner de façon récurrente lorsque, devenue jeune femme, je marchais tard le soir dans la rue. Je sentais sa présence - je la sens encore d’ailleurs - mais elle se trouvait toujours dans mon dos. 

La première fois qu’elle s’est approchée d’assez près pour que j’entrevois son visage, j’avais 22 ans. Nous sommes en 2014 et je réalise que je suis à deux doigts de passer à côté de ma vie. Elle est apparue un matin d’avril, par surprise, me giflant d’un coup sec et rapide assez virulent pour me réveiller. La sensation est désagréable, inconnue et plutôt intense. Il n’est pas question de ressentir par intermittence, mais plutôt en continu. Et à ce moment précis, j’ignore comment réagir. 

J’ai remarqué que lorsque la peur apparaît dans la vie d’une personne, pour une raison x ou y, la réaction qui s’en suit est souvent précipitée. La panique ne connait pas les limitations de vitesse, le cerveau déraille, l’instinct active son mode automatique. Notre coeur quant à lui n’a plus qu’à s’accrocher. 

En 2014, j’étais plus jeune, plus vive, plus téméraire. Et, face à cette version de moi, elle n’est pas restée longtemps dans mon sillage. Elle a été déclic, et non compagne de route. 

J’ai conscience que cela peut paraître tout à fait prétentieux d’écrire aujourd’hui que je ne la connais presque pas. Certains l’ont accueillie dans leur quotidien et s’y sont peut-être même habitués. Cul et chemise avec sa cousine angoisse, elle a les clés de votre tête et ne s’embarrasse plus à frapper à la porte. Vous la croisez dans votre salon, sur la route, au détour d’une ruelle ou lorsque vous barbotez dans l’océan. En vérité, cela vous rend certainement plus humain que je ne le suis car ce qui la fait s’approcher, c’est l’instinct de survie face au danger, héritage de la partie animale qui subsiste en nous. Chacun des êtres étant la proie d’un autre, les mécanismes cérébraux de défense s’activent et s’ancrent dans le temps pour vous garder en sécurité autant que possible. Peut-être qu’après tout jusqu’ici, j’ai plus souvent été le prédateur dans le vie d’autrui, que la proie dans la mienne car l’adrénaline, qu’elle suscite scientifiquement en guise de réaction, m’a plus souvent incitée à attaquer qu’à me défendre. Ou plutôt, attaquer pour me défendre. 

De l’instinct animal, au coeur des Hommes. 

Voilà comment je l’ai évitée jusqu’ici, par anticipation. Je crois ce sentiment, répertorié pourtant comme l’une des six émotions primaires et universelles par Darwin, bien trop inconfortable pour moi. Techniquement, il l’est pour tout le monde, mais franchement… pourquoi devoir le subir si on peut l’éviter ? 

Alors oui, il y a toujours un prix à payer pour défier la nature humaine, et si j’ai habilement esquivé son chemin durant tout ce temps, la confrontation est devenue dangereusement inévitable. 

Devant une sensation peu connue et incommodante, je me suis premièrement demandée comment la définir. Avouons-le, il n’est pas toujours évident de bien identifier toutes ses nuances : quelles sont les réelles différences entre peur, phobie, angoisse ou anxiété ? Ont-elles toutes le même noyau commun avec pour but ultime de nous faire sentir affaibli.e ? 

Après plusieurs minutes de recherches, j’étais perdue. La peur est décrite comme une réaction primitive à un danger réel et immédiat, une réaction des plus naturelles qui induit un arrêt du cortex pré-frontal entraînant une réponse instantanée. L’angoisse quant à elle se révèle plus complexe et vicieuse. Elle s’insinue dans nos têtes provoquant un état constant de défense, sans pour autant avoir un objet réellement identifié, elle est par ailleurs le paroxysme de l’anxiété qui se dessine quant à elle sans que parfois nous ne sachions pourquoi. Pour finir, la phobie reste la cousine ridicule de la peur, une réaction irrationnelle et disproportionnée face au danger réel. Je me suis alors demandée, intimement, si celle que j’ai prise pour la peur, n’était en réalité qu’une matérialisation de mon angoisse. Après tout, c’est souvent elle que l’on cite lorsqu’il s’agit d’une situation non palpable référant au futur. Puis, je suis tombée sur des mots qui m’ont ravisée : « nous avons peur de ce que le monde extérieur peut nous faire, mais sommes angoissés par la façon dont nous agirons face au monde ». Plus concret encore, Heidegger, philosophe du 20ème siècle, rappelle que la peur a toujours un objet. Nous savons toujours de quoi nous avons peur. L’angoisse, au contraire, reste insaisissable et floue, pour toujours plus conserver son emprise sur nos psychés. 

Deux couverts, pour la 5 

Nous sommes le 1er janvier 2024 et je connais l’objet de ma peur. C’est pourquoi j’ai décidé, une bonne fois pour toutes, de regarder cette dernière dans les yeux. Métaphoriquement, nous sommes attablées ensemble depuis plusieurs jours. Parfois en silence, parfois plongées dans un brouhaha constant de paroles entremêlées de pensées. Je suis mal à l’aise, tendue, prête à bondir. Le fait est que plus je la considère et l’observe, moins sa présence me parait justifiée. Je ne mets pas en doute son existence ou sa réalité. Mais l’affronter de moi-même la prive de son emprise incontrôlable sur moi. Je l’ai invitée à s’asseoir pour la connaître, pour l’observer, pour anticiper ses réactions. Elle me renvoie constamment à ma Raison et s’en sert comme point de bascule pour permettre de me tenir compagnie. Make sense. Spinoza lui-même a admis un lien entre ces deux entités. La survenue de la peur dans la vie des Hommes les ramène à ce qu’ils considèrent comme raisonnables, connus, sécurisants pour ne jamais oser l’impossible, l’inconsidéré et parfois pourtant l’inévitable. Dommage pour elle, je n’ai jamais été une femme très raisonnable. J’affronte, je défie, je risque. Et au pire, tant pis. Mais ce que j’ai sous-estimé cette fois-ci, l’autorisant à s’approcher plus près que jamais, c’est la paralysie qu’elle déclenche, incluse dans le starter-pack du manque de contrôle constant que peut être la vie. Puis, heure après heure, jour après jour, j’ai senti le sang circuler à nouveau dans mes veines, mes membres reprendre leur activité, mes traits se décrispant, ma mâchoire se relâchant. J’ai pu, par la patience, me lever, lui tendre la main pour qu’elle la serre, avant de l’inviter à partir… jusqu’à notre prochain rendez-vous qui ne sera, je l’espère, pas pour tout de suite. 

Le fait est que je connais désormais son visage dans le moindre détail. Serez-vous étonné.e.s si je vous révèle que c’est le mien ? 

la marge.

Par Laurie Planes

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